Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/271

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

escrit. Et, comme ils tiennent de la vertu qu’elle n’est pas plus grande pour estre plus longue, j’estime de mesme de la verité que, pour estre plus vieille, elle n’est pas plus sage. Je dis souvent que c’est pure sottise qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d’Homere et de Platon. Mais n’est-ce pas que nous cherchons plus l’honneur de l’allegation que la verité du discours ? comme si c’estoit plus d’emprunter de la boutique de Vascosan ou de Plantin nos preuves, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n’avons pas l’esprit d’esplucher et faire valoir ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement pour le tirer en exemple ? Car, si nous disons que l’authorité nous manque pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D’autant qu’à mon advis, des plus ordinaires choses et plus communes et cogneues, si nous sçavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines. Or sur mon subject, laissant les exemples que je sçay par les livres et ce que dict Aristote d’Andron, Argien, qu’il traversoit sans boire les arides sablons de la Lybie, un gentil-homme, qui s’est acquité dignement de plusieurs charges, disoit où j’estois qu’il estoit allé de Madril à Lisbonne en plain esté sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n’a rien d’extraordinaire en l’usage de sa vie que cecy d’estre deux ou trois mois, voire un an, ce m’a-il dict, sans boire. Il sent de l’alteration, mais il la laisse passer, et tient que c’est un appetit qui s’alanguit aiséement de soy-mesme ; et boit plus par caprice que pour le besoing ou pour le plaisir. En voicy d’un autre. Il n’y a pas long temps que je rencontray l’un des plus sçavans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d’une sale qu’on luy avoit rembarré de tapisserie ; et autour de luy un tabut de ses valets plain de licence. Il me dict, et Seneque quasi autant de soy, qu’il faisoit son profit de ce tintamarre, comme si, battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensées