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qui fuient devant nous et desquels nous ne pouvons joindre la fin sont nostres. La pauvreté des biens est aisée à guerir ; la pauvreté de l’ame, impossible.

Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset,

Hoc sat erat : nunc, cum hoc non est, qui credimus porro

Divitias ullas animum mi explere potesse ?

Socrates, voyant porter en pompe par sa ville grande quantité de richesse, joyaux et meubles de pris : Combien de choses, dict-il, je ne desire point. Metrodorus vivoit du pois de douze onces par jour, Epicurus à moins ; Metroclez dormoit en hyver avec les moutons, en esté aux cloistres des Églises. Sufficit ad id natura, quod poscit. Cleanthes vivoit de ses mains et se vantoit que Cleanthes, s’il vouloit, nourriroit encores un autre Cleanthes. Si ce que nature exactement et originelement nous demande pour la conservation de nostre estre est trop peu (comme de vray combien ce l’est et combien à bon compte nostre vie se peut maintenir, il ne se doibt exprimer mieux que par cette consideration, que c’est si peu qu’il eschappe la prise et le choc de la fortune par sa petitesse), dispensons nous de quelque chose plus outre : appellons encore nature l’usage et condition de chacun de nous ; taxons nous, traitons nous à cette mesure, estandons nos appartenances et nos comptes jusques là. Car jusques là il me semble bien que nous avons quelque excuse. L’accoustumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coustume je tiens qu’il me manque. Et aymerois quasi esgalement qu’on m’ostat la vie, que si on me l’essimoit et retranchoit bien loing de l’estat auquel je l’ay vescue si long temps. Je ne suis plus en termes d’un grand changement, et de me jetter à un nouveau trein et inusité. Non pas mesme vers l’augmentation. Il n’est plus temps de devenir autre. Et, comme je plaindrois quelque grande adventure, qui me tombast à cette heure entre mains, de ce qu’elle ne seroit venue en temps que j’en peusse jouyr,

Quo mihi fortuna, si non conceditur uti ?

je me pleinderois de mesme de quelque acquest interne. Il vaut quasi mieux jamais que si tard devenir honneste homme, et bien entendu à vivre lorsqu’on n’a plus de vie. Moy qui m’en vay, resigneroy facilement à quelqu’un qui vinst, ce que j’apprens de prudence pour le commerce du monde. Moustarde apres disner. Je n’ay que faire du bien duquel je ne puis rien faire. A quoy la science à qui n’a plus de teste ? C’est injure et deffaveur de Fortune de nous offrir des presents qui nous remplissent d’un juste despit de nous avoir failly en leur saison. Ne me guidez plus ; je ne puis plus aller. De tant de membres qu’a la suffisance, la patience nous suffit. Donnez la capacité d’un excellent dessus au chantre qui a les poumons pourris, et d’eloquence à l’eremite relegué aux deserts d’Arabie. Il ne faut point d’art à la cheute : la fin se trouve de soy au bout de chaque besongne. Mon monde est failly, ma forme est vuidée ; je suis tout du passé, et suis tenu de l’authorizer et d’y conformer mon issue. Je veux dire cecy : que l’eclipsement nouveau des dix jours du Pape m’ont prins si bas que je ne m’en puis bonnement accoustrer. Je suis des années ausquelles nous comtions autrement. Un si ancien et long usage me vendique et rappelle à soy. Je suis contraint d’estre un peu heretique par là, incapable de nouvelleté, mesme corrective : mon imagination, en despit de mes dents, se jette tous jours dix jours plus avant, ou plus arriere, et grommelle à mes oreilles. Cette regle touche ceux qui ont à estre. Si la santé mesme si sucrée vient à me retrouver par boutades, c’est pour me donner regret plustost que possession de soy ; je n’ay plus où la retirer. Le temps me laisse ; sans luy rien ne se possede. O que je feroy peu d’estat de ces grandes dignitez electives que je voy au monde qui ne se donnent qu’aux hommes prests à partir ; ausquelles on ne regarde pas tant combien deuement on les exercera que combien peu longuement on les exercera : dès l’entrée on vise à l’issue.