Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/195

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elles soient qui contentent constamment un homme capable de sens commun, je ne sçaurois avoir le cœur de le pleindre. Je doibs beaucoup à la fortune dequoy jusques à cette heure elle n’a rien fait contre moy outrageux, au moins au delà de ma portée. Seroit ce pas sa façon de laisser en paix ceux de qui elle n’est point importunée ?

  Quanto quisque sibi plura negaverit,
  A Diis, plura feret. Nil cupientium
  Nudus castra peto. Multa petentibus
  Desunt multa.

Si elle continue, elle m’en envoyera tres-content et satisfaict,

                       nihil supra
  Deos lacesso.

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Je me console aiséement de ce qui adviendra icy quand je n’y seray plus ; les choses presentes m’embesoingnent assez,

  fortunae caetera mando.

Aussi n’ay-je poinct cette forte liaison qu’on dict attacher les hommes à l’advenir par les enfans qui portent leur nom et leur honneur, et en doibs desirer à l’avanture d’autant moins, s’ils sont si desirables. Je ne tiens que trop au monde et à cette vie par moy-mesme. Je me contente d’estre en prise de la fortune par les circonstances proprement necessaires à mon estre, sans luy alonger par ailleurs sa jurisdiction sur moy ; et n’ay jamais estimé qu’estre sans enfans fut un defaut qui deut rendre la vie moins complete et moins contente. La vacation sterile a bien aussi ses commoditez. Les enfans sont du nombre des choses qui n’ont pas fort dequoy estre desirées, notamment à cette heure qu’il seroit si difficile de les rendre bons. Bona jam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina ; et si ont justement dequoy estre regrettées à qui les perd apres les avoir acquises. Celuy qui me laissa ma maison en