Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’avois à dire que je veus mal à cette raison trouble-feste, et que ces projects extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la verité, je la trouve trop chere et incommode. Au rebours, je m’emploie à faire valoir la vanité mesme et l’asnerie si elle m’apporte du plaisir, et me laisse aller apres mes inclinations naturelles sans les contreroller de si pres. J’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel, et de la terre : ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray ; et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de cette ville, si grande et si puissante, que je ne l’admire et revere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or j’ay esté nourry dés mon enfance avec ceux icy ; j’ay eu connoissance des affaires de Romme, long temps avant que je l’aye eue de ceux de ma maison : je sçavois le Capitole et son plant avant que je sceusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine. J’ay eu plus en teste les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus et Scipion, que je n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez. Si est bien mon pere, aussi entierement qu’eux, et s’est esloigné de moy et de la vie autant en dixhuict ans que ceux-là ont faict en seize cens ; duquel pourtant je ne laisse pas d’embrasser et practiquer la memoire, l’amitié et societé, d’une parfaicte union et tres-vive. Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trespassez : ils ne s’aydent plus ; ils en requierent, ce me semble, d’autant plus mon ayde. La gratitude est là, justement en son lustre. Le bien-faict est moins richement assigné où il y a retrogradation et reflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade et le trouvant en pauvre estat, luy fourra tout bellement soubs le chevet du lict de l’argent qu’il luy donnoit ; et, en le luy celant, luy donnoit en outre quittance de luy en sçavoir gré. Ceux qui ont merité de moy de l’amitié et de la reconnoissance ne l’ont jamais perdue pour n’y estre plus : je les ay mieux payez et plus soigneusement, absens et ignorans. Je parle plus affectueusement