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trouve du plus et du moins en son aigreur, puisque chacun a quelque chois entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d’en trouver quelqu’une deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourans d’Antonius et de Cleopatra ? Je laisse à part les efforts que la philosophie et la religion produisent, aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s’en est trouvé, comme un Petronius et un Tigillinus à Romme, engagez à se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de leurs apprests. Ils l’ont faicte couler et glisser parmy la lacheté de leurs passetemps accoustumés, entre des garses et bons compaignons : nul propos de consolation, nulle mention de testament, nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future ; mais entre les jeux, les festins, facecies, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance ? Puis qu’il y a des mors bonnes aux fols, bonnes aux sages, trouvons en qui soyent bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination m’en presente quelque visage facile et, puisqu’il faut mourir, desirable. Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel à qui ils donnoient le chois de sa mort. Mais Theophraste, philosophe si delicat, si modeste, si sage, a il pas esté forcé par la raison d’oser dire ce vers latinisé par Ciceron : Vitam regit fortuna, non sapientia. Combien aide la fortune à la facilité du marché de ma vie, me l’ayant logée en tel poinct qu’elle ne faict meshuy ny besoing à nul, ny empeschement. C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon aage, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prens plus particulierement plaisir à ne faire guiere ny de plaisir ny de desplaisir à personne en mourant. Elle a, d’une artiste conpensation, faict que ceux qui peuvent pretendre quelque materiel fruict de ma mort en recoivent d’ailleurs conjointement une materielle perte. la mort s’appesantit souvent en nous de ce qu’elle poise aux autres, et nous interesse de leur interest quasi autant que de nostre, et plus et tout par fois. En cette commodité de logis que je cerche, je n’y mesle pas la pompe et l’amplitude : je la hay plustost ; mais certaine proprieté simple, qui se rencontre plus souvant aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer convivium. Plus salis quam sumptus. Et puis, c’est à faire à ceux que les affaires entrainent en plain hyver par les Grisons, d’estre surpris en chemin en cette extremité. Moy, qui le plus souvant voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faict laid à droicte, je prens à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arreste. Et faisant ainsi, je ne vois à la verité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vray que je trouve la superfluité tousjours superflue, et remarque