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pas tousjours avant, il va à reculons aussi. Je ne me deffie guiere moins de mes fantasies pour estre secondes ou tierces que premieres, ou presentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premieres publications furent l’an mille cinq cens quatre vingts. Depuis d’un long traict de temps je suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce. Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux ; mais quand meilleur, je n’en puis rien dire. Il feroit beau estre vieil si nous ne marchions que vers l’amendement. C’est un mouvement d’yvroigne titubant, vertigineux, informe, ou des joncs que l’air manie casuellement selon soy. Antiochus avoit vigoureusement escrit en faveur de l’Academie ; il print sur ses vieux ans un autre party. Lequel des deux je suyvisse, seroit pas tousjours suivre Antiochus ? Apres avoir establi le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines estoit ce pas establir le doubte, non la certitude, et promettre qui luy eust donné encore un aage à durer qu’il estoit tousjours en terme de nouvelle agitation, non tant meilleure qu’autre ? La faveur publique m’a donné un peu plus de hardiesse que je n’esperois, mais ce que je crains le plus, c’est de saouler : j’aymerois mieux poindre que lasser, comme a faict un sçavant homme de mon temps. La louange est tousjours plaisante, de qui et pourquoy elle vienne : si faut il, pour s’en aggréer justement, estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen de se recommander. L’estimation vulgaire et commune se voit peu heureuse en rencontre ; et, de mon temps, je suis trompé si les pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire. Certes je rends graces à des honnestes hommes qui daignent prendre en bonne part mes foibles efforts. Il n’est lieu où les fautes de la façon paroissent tant qu’en une matiere qui de soy n’a point de recommendation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de celles qui se coulent icy par la fantasie ou inadvertance d’autruy : chaque main, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me mesle ny d’ortografe, et ordonne seulement qu’ils suivent l’ancienne, ny de la punctuation ; je suis peu expert en l’un et en l’autre. Où ils rompent du tout le sens, je m’en donne peu de peine, car au-moins ils me deschargent ; mais où ils en substituent un faux, comme ils font si souvent, et me destournent à leur conception, ils me ruynent. Toutesfois, quand la sentence n’est forte à ma mesure, un honeste homme la doit refuser pour mienne. Qui connoistra combien je suis peu laborieux, combien je suis faict à ma mode, croira facilement que je redicterois plus volontiers encore autant d’essais que de m’assujettir à resuivre ceux-cy, pour cette puerile