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et à changer les fondements d’un si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les deffauts particuliers par une confusion universelle et guarir les maladies par la mort, non tam commutandarum quam evertendarum rerum cupidi. Le monde est inepte à se guarir ; il est si impatient de ce qui le presse qu’il ne vise qu’à s’en deffaire, sans regarder à quel pris. Nous voyons par mille exemples qu’il se guarit ordinairement à ses despens : la descharge du mal present n’est pas guarison, s’il n’y a en general amendement de condition. La fin du chirurgien n’est pas de faire mourir la mauvaise chair : ce n’est que l’acheminement de sa cure. Il regarde au delà, d’y faire renaistre la naturelle et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement d’emporter ce qui le masche, il demeure court, car le bien ne succede pas necessairement au mal : un autre mal luy peut succeder, et pire, comme il advint aux tueurs de Cesar, qui jettarent la chose publique à tel poinct qu’ils eurent à se repentir de s’en estre meslez. A plusieurs depuis, jusques à nos siecles, il est advenu de mesmes. Les François mes contemporanées sçavent bien qu’en dire. Toutes grandes mutations esbranlent l’estat et le desordonnent. Qui viseroit droit à la guarison et en consulteroit avant toute œuvre se refroidiroit volontiers d’y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce proceder par un exemple insigne. Ses concitoyens estoient mutinez contre leur magistrats. Luy, personnage de grande authorité en la ville de Capoue, trouva un jour moyen d’enfermer le Senat dans le palais et, convoquant le peuple en la place, leur dict que le jour estoit venu auquel en pleine liberté ils pouvoient prendre vengeance des tyrans qui les avoyent si long temps oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut d’avis qu’au sort on les tirast hors l’un apres l’autre, et de chacun on ordonnast particulierement, faisant sur le champ executer ce qui en seroit decreté, pourveu aussi que tout d’un train ils advisassent d’establir quelque homme de bien en la place du condamné, affin qu’elle ne demeurast vuide d’officier. Ils n’eurent pas plus tost ouy le nom d’un Senateur qu’il s’esleva un cri de mescontentement universel à l’encontre de luy. Je voy bien, dict Pacuvius, il faut demettre cettuy-cy : c’est un meschant ; ayons en un bon en change. Ce fut un prompt silence, tout le monde se trouvant bien empesché au choix ; au premier plus effronté qui dict le sien, voylà un consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là, cent imperfections et justes causes de le rebuter. Ces humeurs contradictoires s’estans eschauffées, il advint encore pis du second Senateur, et du tiers : autant de discorde à l’election que de convenance à la demission. S’estans inutilement lassez à ce trouble, ils commencent, qui deçà qui delà, à se desrober peu à peu de l’assemblée, rapportant chacun cette resolution en son ame que le plus vieil et mieux cogneu mal est tousjours plus supportable que le mal recent et inexperimenté. Pour nous voir bien piteusement agitez, car que n’avons nous faict ?

Eheu cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque : quid nos dura refugimus
Aetas ? quid intactum nefasti
Liquimus ? unde manus juventus
Metu Deorum continuit ? quibus
Pepercit aris ?

je ne vay pas soudain me resolvant :

xxxxxxxxxxxxxxxx ipsa si velit salus,
Servare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant, à l’avanture, à nostre dernier periode. La conservation des estats est chose qui vray-semblablement surpasse nostre intelligence. C’est, comme dict Platon, chose puissante et de difficile dissolution qu’une civile police. Elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines, contre l’injure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous et regardons vers ceux qui sont mieux ; mesurons nous à ce qui est au dessous : il n’en est point de si malotru qui ne trouve mille exemples où se consoler. C’est nostre vice, que nous voyons plus mal volontiers ce qui est davant nous que volontiers ce qui est apres. Si, disoit Solon, qui dresseroit un tas de tous les maux ensemble, qu’il n’est aucun qui ne choisit plustost de raporter avec soy les maux qu’il a que de venir à division legitime avec tous les autres hommes de ce tas de maux et en prendre sa quotte part. Nostre police se porte mal ; il en a esté pourtant de plus