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combien ces siecles estoyent fertiles d’autres espris que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité comme il faict de toutes autres productions de la nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lors employé son dernier effort. Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tournoions çà et là. Nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens, nous ne voyons ny gueres loin, ny guere arriere ; elle embrasse peu et vit peu, courte et en estandue de temps et en estandue de matiere :


Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illachrimabiles
Urgentur ignotique longa
Nocte.
Et supera bellum Trojanum et funera Trojae,
Multi alias alii quoque res cecinere poetae.

Et la narration de Solon, sur ce qu’il avoit apprins des prestres d’Aegypte de la longue vie de leur estat et maniere d’apprendre et conserver les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus et temporum, in quam se injiciens animus et intendens ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat in qua possit insistere : in hac immensitate infinita vis innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu par rapport du passé jusques à nous seroit vray et seroit sçeu par quelqu’un, ce seroit moins que rien au pris de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ! Non seulement des evenemens particuliers que fortune rend souvant exemplaires et poisans, mais de l’estat des grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus qu’il n’en vient à nostre science. Nous nous escriïons du miracle de l’invention de nostre artillerie, de nostre impression ; d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyons autant du monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpetuele multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de seul et de rare eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance, qui est un miserable fondement de nos regles et qui nous represente volontiers une tres-fauce image des choses. Comme