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dans une seule chose, l’athéisme. « Molière, dit M. Génin, a donc refait ce caractère ; c’est lui qui a créé le don Juan adopté par les arts, sceptique universel, railleur de toutes choses, incrédule en amour comme en religion et en médecine, type du vice élégant et spirituel, qui cependant intéresse et s’élève à force d’orgueil et d’énergie, comme le Satan de Milton.

» Il répandit ainsi une couleur philosophique sur sa pièce, et y intercala deux scènes excellentes : celle du pauvre et celle de M. Dimanche. La première fut jugée trop hardie, et supprimée à la seconde représentation ; l’autre est d’un comique si parfait et si vrai, qu’on n’a pas le courage d’observer qu’elle est tout à fait hors des mœurs espagnoles, hors surtout du caractère altier de don Juan. Don Juan se transforme tout à coup ici en un marquis de la cour de Louis XIV, contraint de ruser et de s’assouplir devant un créancier importun. Mais M. Dimanche et son petit chien Brusquet sont demeurés proverbes.

» Malheureusement cette philosophie et ces peintures de la société ne font que mettre mieux en relief l’absurdité de la fantasmagorie finale. Au moins dans le monde de Tirso tout est poétique, tout est impossible depuis le commencement jusqu’à la fin, actions et personnages : il y a unité. Le poëte ne demande à son spectateur que la foi, la foi aveugle. Molière demande au sien la foi et la raison tout ensemble. Il passe brusquement du monde réel et prosaïque, dans le domaine de l’imagination et de la poésie. C’est là le vice radical de sa pièce : aussi son malaise est-il sensible, et s’empresse-t-il de tourner court, lorsqu’après quatre actes d’une portée toute morale et philosophique, il lui faut se servir d’un dénoûment qui ne va qu’aux idées religieuses de Tirso. On a hasardé ces remarques, pour montrer que les plus admirables natures ne sauraient s’affranchir de certaines règles dictées par le bon sens vulgaire et l’expérierience. Ce qui n’empêche pas que le Don Juan ne soit une des plus fortes conceptions de Molière, et de celles qui font le plus d’honneur à son génie. »