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bibelot de toilette : « Ce n’est pas correct, adieu ! » avait-il dit. Et la princesse avait failli mourir, non de l’abandon de son amant, mais de l’incorrection de son coupé. Le comte appartenait à cette forte et superbe race d’hommes de club et de salon qui, par une délicatesse innée, ne peuvent supporter chez celles qu’ils aiment, l’inauthenticité d’une cuiller, ou la forme démodée d’un cache-pot d’argent. Impitoyable envers lui-même, dont les chemises, chaque semaine, étaient blanchies à Londres, et qui n’eût point toléré, à ses chapeaux enviés, d’autre soie que celle prise à des lapins authentiquement tués en Angleterre, il était aussi impitoyable envers les autres. Non seulement il s’apercevait de la réalité visible et présente de la moindre incorrection, mais son flair était tel, il avait une telle acuité, qu’il en devinait, qu’il en sentait l’approche, à travers les murs, les tentures, les corsages fleuris, les sourires grisants et les chairs parfumées. Et puis ses chaussures, dont il possédait une admirable bibliothèque, étaient toujours si impeccables ; et ses cravates qui n’eussent point tenu dans les vitrines de la collection Sauvageot, d’un choix si souverain, d’une pensée si supérieure !… En ce moment, pâle et si mince, il maniait, en souriant, l’argenterie anglaise, et ce sourire qui allait, approbateur, presque admiratif, de la petite assiette à beurre, en argent anglais, à sa grande assiette, d’un précieux travail anglais, ce sourire qu’il avait devant l’impeccabilité de ces choses, et que dut avoir Napoléon, lorsqu’il contempla ses troupes à Austerlitz et à Borodino, ce sourire fut, pour la marquise, une intolérable souffrance, et son cœur se déchira. »