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Jean

Tu te crois lié par la reconnaissance envers le patron, envers sa fille, que j’avais envie d’étrangler tout à l’heure… Leurs bienfaits t’enchaînent ?… Eh bien, parlons-en… Voilà vingt-sept ans que tu en jouis… Qu’y as-tu gagné ?… Des privations… des dettes… et de la mort, toujours…

Louis Thieux, il se bouche les oreilles.

Laisse-moi… je t’en prie !… je t’en prie !

Jean

Mais regarde en toi-même… regarde autour de toi ?… Te voici au bord de la vieillesse, épuisé par les labeurs écrasants, à demi tué par l’air empoisonné que l’on respire ici… Tu n’es plus qu’une scorie humaine… Tes deux grands qui, maintenant, seraient pour toi un soutien… sont morts de ça… (Il montre l’usine.) Ta femme est morte de ça… Madeleine et les petits à qui il faudrait de l’air, de la bonne nourriture, un peu de joie, de soleil au cœur, de la confiance… meurent de ça, lentement, tous les jours… Et c’est pour de tels bienfaits, qui sont des meurtres, que tu aliènes aux mains de tes assassins… des assassins de ta famille… ta liberté et la part de vie des tiens… C’est pour des mensonges, de honteuses aumônes, pour des chiffons inutiles… pour la desserte des cuisines que leur charité jette à ta faim, comme on jette un os à un chien… c’est pour ça… pour ça… que tu t’obstines à ne pas te plaindre, à ne pas prendre ce qui est à toi… et à rester la brute servile soumise au bât et au joug, au lieu de t’élever jusqu’à l’effort d’être un homme ?