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Jean

Vous avez à être heureuse… Et c’est à moi à vous l’assurer, ce bonheur, à vous le conquérir… Je m’en sens la force, aujourd’hui… (Il vient s’asseoir près de Madeleine.) Ah ! il faut que je vous ouvre toute mon âme… Écoutez-moi !… Quand je suis venu ici, il y a un an… j’étais las, je vous jure… découragé de la lutte… sans foi, désormais, dans les hommes et dans moi-même… Ma vie, je l’avais donnée aux autres… je l’avais usée pour les autres… Et ils ne m’avaient pas compris… ils ne m’ont compris nulle part… (Un temps.) Et pourtant, ma pauvre enfant, j’ai roulé, roulé, Dieu sait où !… Au Brésil, à New-York, en Espagne, en Belgique, du nord au sud de la France, partout j’ai traversé les enfers du travail… les bagnes de l’exploitation humaine… Quelle pitié ?… Et, partout, je me suis heurté à de l’ignorance sauvage, à de la méchanceté bête, à ce mur infranchissable qu’est le cerveau du prolétaire… Chaque fois que j’ai tenté de réveiller la conscience au cœur des individus… chaque fois que j’ai parlé aux foules de justice et de révolte… de solidarité et de beauté… Ah ! bien oui… les uns m’ont ri au nez… les autres m’ont dénoncé… Et ils ont dit que j’étais de la police !… Des esclaves et des brutes…

Madeleine

Des malheureux, Jean… et d’autant plus à plaindre qu’ils ne peuvent pas comprendre… Ça n’est pas de leur faute…

Jean, rêveur.

C’est vrai !… S’ils comprenaient…

Il fait un grand geste. Un silence pendant lequel Jean reste perdu comme dans un rêve.