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Moi

Ah ! oui !… Ça doit être une sale vie, en effet !… Ces solitudes affreuses… ces grands lacs où rôdent les fièvres mortelles… ces forêts épouvantantes et qui ne finissent pas !… Cet inconnu formidable qui vous entoure, qui vous oppresse… Et, surtout, cette nécessité horrible de la faim, de la faim sauvage, qui vous pousse contre un de vos semblables… qui vous force à le dépecer, à le manger… Oh !…

L’explorateur (il me regarde avec étonnement).

Vous ne me comprenez pas… Ce n’est pas cela que je veux dire… C’est tout le contraire… Quand je m’écrie : « Quelle sale vie ! » c’est contre la vie que vous menez, que je mène en ce moment, contre cette sale vie d’Europe que je proteste… cette sale vie, où l’on ne peut rien faire… Vous vous amusez, vous, au milieu de toutes les entraves abêtissantes que les sociétés civilisées mettent aux libres instincts de l’homme, à son besoin d’activité, son désir de conquêtes ?… Eh bien, moi, je m’ennuie… je m’ennuie… Oh ! comme je m’ennuie !…

Moi

Vous voulez repartir… recommencer cette… ?

L’explorateur

Si je le veux… mais je suis malade ici… Je ne vis pas… je ne sais où aller… je suis, dans l’Europe, aveuli et prisonnier, comme une bête dans une cage… Impossible de faire jouer ses coudes, d’étendre les bras, d’ouvrir la bouche, sans se heurter à des préjugés stupides… à des lois imbéciles… à des mœurs iniques !… Tenez, l’autre jour, je me promenais dans un