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Jean Loqueteux se montra infiniment doux, serviable, utile et sensé. Séquestré, d’abord, dans le quartier des fous tranquilles, après deux années d’observation pendant lesquelles nulle crise de démence dangereuse ne se manifesta, on le laissa, pour ainsi dire, libre ; j’entends qu’on en fit une sorte de domestique, et qu’on l’accabla de travaux de toute sorte. On l’employait même, parfois, au dehors, à des besognes délicates, auxquelles s’attachait de la responsabilité morale, et il s’en acquittait au mieux, avec intelligence et probité.

« Dans les premiers temps de son internement, il parlait souvent de ses dix millions avec des airs entendus, discrets et prometteurs. Quand il voyait un de ses camarades malheureux, ou lorsqu’il l’entendait se plaindre de n’importe quoi, il lui disait :

» – Ne pleure pas… aie courage… Le jour où je serai sorti d’ici, j’irai chercher mes dix millions, et je t’en donnerai un…

« Il en avait ainsi distribué plus de cent… Mais bientôt cette manie diminua, diminua, et finit par disparaître, au point qu’il ne se laissait plus prendre aux pièges que le directeur de l’asile et moi tendions à sa raison. Si le directeur, habilement, par de subtils retours, ramenait ses souvenirs à la cause de son ancienne folie, Jean Loqueteux souriait, haussait les épaules, semblait dire : « Oui, j’ai été fou, autrefois… j’ai cru à la réalité