Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/231

Cette page n’a pas encore été corrigée

et à plaindre, à plaindre… Ah ! Seigneur Jésus, qu’ils sont à plaindre !… Ainsi, moi, j’ai dix millions… C’est sûr, puisque je les sens, là, dans ma besace… Eh bien ! n’empêche que me voilà sur la route… comme un vagabond… C’est à n’y rien comprendre…

« Il caressa ses pieds nus et gonflés par la marche à la fraîcheur des herbes mouillées…

» – Vrai ! fit-il encore… il y a des moments où j’aimerais mieux être un pauvre homme, comme j’en rencontre tant par les chemins… un pauvre diable de mendigot… n’avoir pas un sou sur moi… et vivre de la charité des passants… Ma foi, oui !…

« Jean Lequeteux était presque nu, à force d’être vêtu de guenilles… non, pas même de guenilles, mais de lambeaux d’ordure, d’effilochages, que la crasse agglutinait. Sa peau apparaissait, rouge et gercée, entre les déchirures, les effrangements de sa veste. Il avait des brins de paille, des brins de laine, des brins de plume dans sa barbe, qui ressemblait à l’ébouriffement d’un nid de moineaux.

« Ayant fouillé dans sa poche, il en sortit une croûte de pain, dure et noire comme un morceau de charbon, et il la mangea lentement, méthodiquement. Sous ses dents, le pain faisait un bruit de cailloux qu’on casse.

« Et, de temps en temps, il s’interrompait de manger, et il disait, la bouche pleine, les gencives saignantes :