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de votre défunt Sarcey, en prévision que l’idée me vînt, quelque jour, de risquer, moi aussi, une tournée franco-russe en France.

« J’étais donc heureux, riche d’argent, de renommée, de relations, influent même, ou passant pour tel, ce qui vaut mieux que de l’être réellement, et, tous les soirs, avant de me coucher, je demandais aux saintes Images que ma vie continuât de la sorte, ayant su borner mes ambitions, et ne souhaitant pas d’autres biens que ceux dont je jouissais – ah ! si complètement ! »

Ici, la voix du narrateur devint grave, ses yeux devinrent tristes et, après s’être tu pendant quelques secondes, il continua :

« Orphelin et célibataire, je vivais avec ma sœur, une adorable gamine de quinze ans, qui était la joie de mon cœur, le soleil de ma maison. Je l’aimais au-delà de tout. Et comment ne pas aimer ce délicieux petit être, turbulent et joli, spirituel et tendre, enthousiaste et généreux, qui, sous le rire sonnant sans cesse à ses lèvres, vibrait à tout ce qui est beau, à tout ce qui est grand. En cette enveloppe frêle de rieuse gamine, on sentait battre une âme ardente, profonde et libre. Ces éclosions de l’héroïsme national ne sont pas rares, chez nous. Dans le silence étouffant qui pèse sur notre pays, dans l’immense soupçon policier qui l’enserre, le génie choisit parfois,