Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/272

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mais… Il faut bien que je termine ces comptes.

— Ce n’est pas votre présence, ma chère Jeanne… c’est la présence de ces… chiffres… de ces comptes !

Alors, elle rangeait ses carnets, ses tiroirs, ses notes, refermait son bureau et venait s’asseoir près de moi, silencieuse et glaçante, le buste raide, les bras croisés, les yeux très loin, la pensée plus loin encore que les yeux.

— Ah ! ma chère Jeanne, sanglotais-je… souriez-moi, je vous en prie… Vous ne me souriez jamais… Jamais vous ne m’avez souri… Un sourire de vous, une bonne parole de vous… une toute petite, toute petite tendresse de vous… et il me semble que je serais tout de suite guéri !…

Toujours impassible, sans la moindre secousse dans son être, sans le moindre sursaut au cœur, elle m’imposait silence :

— Chut !… Il ne faut pas que vous parliez… il faut que vous dormiez… Vous êtes un enfant !

Et il me semblait, à la voir près de moi, immobile, sans une chaleur dans son masque d’insensible divinité, qu’un mauvais ange me gardait.

Un jour, c’était pendant ma convalescence, je reposais dans un grand fauteuil, devant la fenêtre ouverte de ma chambre. Ma femme