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dans mon existence morale et mes habitudes physiques, après notre mariage. En proie à la fièvre, je demeurai au lit durant six semaines, six lentes, interminables semaines. Jeanne me soigna fidèlement, correctement, sans émotion, il est vrai, avec cette ponctualité administrative qu’elle avait dans l’accomplissement de n’importe quelle fonction domestique. Elle mettait à me soigner l’intérêt qu’elle mettait, par exemple, à surveiller la réparation d’un meuble précieux, et rien d’autre. On n’eût pas dit que la mort était là, toute proche, qui menaçait une moitié de sa vie, dans la mienne. Dans les accalmies de la fièvre, pendant les intervalles du délire, je souffrais cruellement de cette insensibilité, bien que je me rendisse parfaitement compte que Jeanne n’épargnait pas sa peine. Elle passait les nuits à mon chevet, ne voulant déléguer à personne ce fatigant devoir. Étrange et douloureuse sensation, je ne lui en avais aucune reconnaissance. Quand elle se penchait sur moi, je détournais les yeux pour ne point voir cette physionomie d’impassible courage, et ce regard de dur devoir. L’inquiétude en était si complètement absente, et il m’eût été si doux de saisir dans ce regard une expression de peur, de bouleversement intérieur, une trace de larme, quelque chose de fugitif et d’angoissé par quoi j’eusse