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— Je ne peux pas… je ne peux pas… gémissait la malheureuse. C’est plus fort que moi… Il y a quelque chose qui me pousse, qui me brûle…

Alors, ma mère l’attira vers elle, la baisa tendrement au front, et elle lui dit :

— Je n’ai pas à vous juger, ma pauvre enfant… Dieu seul sait ce qu’il a mis de boue dans le cœur de l’homme…

Je me plaisais à raconter cette histoire lamentable à ma femme, qui s’en indignait.

— Une pareille créature !… En vérité, mon ami, je crois que votre mère était un peu folle… Ne voyez-vous pas que de pareilles et incompréhensibles bontés ne sont que des primes données à la paresse, au vice, au crime ?

Et généralisant ses idées, elle professait :

— Moi, j’ai horreur des pauvres !… Les pauvres sont des brutes !… Je ne conçois pas qu’on puisse s’occuper d’eux. Mais vous êtes socialiste… À quoi bon essayer de vous faire comprendre ce qu’il y a de stupide, et d’illusoire, dans ce qu’on est convenu d’appeler : la charité ?… Certes, si je rencontrais un vrai malheur, je serais la première à le soulager… Mais je ne veux pas être la dupe d’un sentimentalisme ridicule, qui vous porte à trouver intéressants et dignes de pitié tous ces affreux ivrognes, toutes ces dégoûtantes prostituées