Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/258

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Jadis, quand je rentrais de la promenade, le soir, et que j’apercevais sur le coteau notre maison, surgissant de son bouquet d’arbres verts, notre maison avec ses fenêtres pareilles à de bons regards, je sentais descendre, couler en moi, quelque chose d’infiniment doux : une paix délicieuse, la conscience d’avoir accompli un devoir d’amour et de solidarité humaine. Aujourd’hui, rien que sa vue m’était comme un remords, et je détournais les yeux de ce toit, qui n’abritait plus qu’un égoïsme implacable et glaçant… J’avais honte d’elle, et il me semblait qu’en me voyant passer, les gens disaient : « C’est celui qui habite la maison où ne s’arrêtent plus les pauvres ! »

Ma mère, âme tendre, cœur de pitié, avait fait de sa maison une sorte de refuge. Elle en avait ouvert les portes toutes grandes aux misères errantes, aux désespoirs qui cheminent vers le crime ou vers la mort. Pour ceux qui ont faim et qui ont froid, il y avait toujours chez nous une table prête, un foyer allumé. Elle visitait les pauvres du pays et soignait les malades. Des malheureux, elle n’exigeait pas qu’ils eussent des vertus héroïques : il lui suffisait, pour les secourir, qu’ils eussent du malheur.

— Il n’y a pas de hiérarchie dans la douleur, me disait-elle souvent. Toutes les douleurs,