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redites inutiles et fatigantes. Ce que je puis vous dire, c’est que je revins de ce voyage, que j’avais rêvé si plein de bonheur, de fantaisies généreuses, de voluptés violentes, complètement annihilé. J’étais parti avec quelque chose de moi, un esprit à moi, des sensations à moi, une façon à moi de comprendre et de pratiquer la vie domestique, l’amour, l’altruisme ; je rentrai avec rien de tout cela. La transformation de mon individu agissant et pensant s’était accomplie avec une si grande rapidité qu’il ne m’avait plus été possible de lutter, de me défendre contre ce dépouillement continu de mon être. D’ailleurs, l’eussé-je pu que je ne l’aurais pas tenté. J’ai horreur de la lutte. Et puis, ma femme avait un tel regard de volonté, que lorsque ce regard tombait sur moi, je me sentais tout à coup comme paralysé. Il y avait, dans toute sa personne, sous le rayonnement de sa chair et l’éclat de sa jeunesse en fleur, une telle expression de décision irrésistible que, tout de suite, j’avais compris que la lutte équivalait à la rupture. Or, cela, je ne le voulais pas, je ne le voulais à aucun prix.

N’allez pas croire qu’elle ne m’aimait pas. Je suis convaincu, au contraire, qu’elle m’aimait beaucoup, mais à sa manière. Elle ne m’aimait ni comme un amant, ni comme un époux, ni comme un ami ; elle ne m’aimait même pas