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Deux amis s’aimaient


L’histoire morale de M. Anastase Gaudon et de M. Isidore Fleury peut s’écrire en deux lignes. Employés dans le même ministère, ils avaient vécu côte à côte, pendant trente-cinq ans, sans passions, sans idées, sans brouilles, d’une même existence ponctuelle, paresseuse et léthargique. Ce qu’ils avaient pu avoir de jeunesse, jadis, avait tout de suite disparu dans le grand ensommeillement du bureau. La parité de leurs goûts inconscients, de leur travail mécanique, de leur néant, les avait liés par une habitude d’eux-mêmes en quelque sorte végétale, plus forte qu’une amitié raisonnée. De la vie qui s’agitait autour d’eux, ils n’avaient rien vu, jamais, rien compris, rien senti. Incapables d’imaginer quoi que ce fût au-delà de soi, ils s’en tenaient à quelques préceptes de morale courante et d’honneur établi, qui constituaient, en leur esprit, toute la science et le but de