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moyens de calmer les haines, de dompter le crime, de conquérir les débauches, étaient purement humains. Il n’y employait que cette force, mystérieuse et candide, à laquelle, bien dirigée, rien ne résiste : l’amour ! Le brave curé comprenait que cet héritage de bienfaits, M. Rouvin allait le lui léguer, et il le sentait trop lourd pour lui.

— Oui ! oui !… Ce sera trop lourd pour moi !… Je ne m’en tirerai jamais, se répétait-il intérieurement… Et pourtant, j’ai l’aide de Dieu, moi, et l’exorable complicité de tous les saints de la sainte Église !… Ah ! Dieu n’est pas tout, peut-être !… Il faut aussi de l’administration !… Et voilà, moi, je n’ai pas d’administration !…

Durant qu’il réfléchissait à ces choses troublantes, le soir vint, puis la nuit. La vieille bonne alluma une veilleuse qui répandit, dans la chambre, une lueur funèbre ; ensuite, elle s’accouda au dossier du fauteuil, où le prêtre songeait, et elle se mordit les lèvres pour ne point éclater en sanglots. Une beauté nouvelle, une beauté de blanche et lumineuse éternité prenait possession du visage de M. Rouvin, qui, à mesure que la vie l’abandonnait, se simplifiait, jusqu’à ne plus rien conserver d’humain, et se transfigurait, en une sorte de rêve, sous les doigts invisibles de ce magique sculpteur qu’est la mort.