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discours me fut comme une soudaine illumination. Je compris tout de suite la signification humaine de Monsieur Quart, son importance sociale, et les sentiments correspondants de la foule qui l’admirait et le pleurait, comme un héros. Tout cela me parut d’un enchaînement solide et d’une implacable logique. Je trouvai Monsieur Quart harmonique à la foule, la foule harmonique à Monsieur Quart, et le maire harmonique à celui-ci et à celle-là ! Et je rougis de ne pas avoir compris cela plus tôt !…

Monsieur Joseph-Émile Quart était d’une construction physique lumineusement évocatrice de son âme. Courtaud, gras et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre bien tendu, sous le gilet ; et son menton, sur le plastron de la chemise, s’étageait congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune. Sous ses paupières boursouflées, ses yeux jetaient l’éclat triste et froid d’une pièce de dix sous.

Il représentait exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’absolument impersonnel, improductif et inerte ; quelque chose de mort qui marche, parle, digère, gesticule et pense, selon des mécanismes soigneusement calculés… quelque chose, enfin, qu’on appelle un petit rentier !