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braves gens autour de moi, des bêtes admirables et charmantes… J’éprouvai des émotions nouvelles et fortes… un sentiment de la beauté et de l’amour, que je n’avais pas encore éprouvé… Je me libérai de tout ce que le théâtre avait mis en moi de faux, de glacé, d’abjecte vision, de sensations honteuses… Il me semblait qu’on enlevait peu à peu, de mes yeux, un affreux bandeau, et que je voyais vraiment la lumière… Je m’élevai jusqu’à la conception de la nature, jusqu’à l’adoration de la vie… Ce furent des jours d’enchantement, de joies intérieures, profondes, des extases intellectuelles, où l’art m’apparut dans toute la majesté de sa divine mission… Que j’étais loin de M. Delpit !… Il fallut quitter cet Éden, revenir à Paris, reprendre l’existence infernale de marchand de mensonges, de débitant de laideurs… Le soir de mon retour, je me rendis à mon théâtre, dans la loge d’un ami. Il paraît que nous tenions un colossal succès ! La critique avait été unanime dans l’enthousiasme ; la pièce soulevait la passion des chroniqueurs et des moralistes… Le public affluait, délirant… Le rideau se leva… Ah ! si vous saviez comme ce que je vis et ce que j’entendis me sembla vulgaire, grossier et bête, monstrueusement !… J’étais stupéfait… Et c’était chez moi que cela se passait !… J’avais donné asile à cette lourde ineptie !… J’enrageai, j’écumai…