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« Je te connais, étranger ; tu es ce chef puissant des anges, qui dernièrement fit tête au Roi du ciel et fut renversé. Je vis et j’entendis, car une si nombreuse milice ne put fuir en silence à travers l’abîme effrayé, avec ruine sur ruine, déroute sur déroute, confusion pire que la confusion : les portes du ciel versèrent par millions ses bandes victorieuses à la poursuite. Je suis venu résider ici sur mes frontières : tout mon pouvoir suffit à peine pour sauver le peu qui me reste à défendre et sur lequel empiètent encore vos divisions intestines qui affaiblissent le sceptre de la vieille Nuit. D’abord l’enfer, votre cachot, s’est étendu long et large sous mes pieds ; ensuite, dernièrement, le ciel et la terre, un autre monde, pendent au-dessus de mon royaume, attachés par une chaîne d’or à ce côté du ciel d’où vos légions tombèrent. Si votre marche doit vous faire prendre cette route, vous n’avez pas loin ; le danger est d’autant plus près. Allez, hâtez-vous : ravages, et dépouilles, et ruines, sont mon butin. »

Il dit, et Satan ne s’arrête pas à lui répondre : mais plein de joie que son océan trouve un rivage, avec une ardeur nouvelle et une force renouvelée, il s’élance dans l’immense étendue comme une pyramide de feu : à travers le choc des éléments en guerre qui l’entourent de toutes parts, il poursuit sa route, plus assiégé et plus exposé que le navire Argo quand il passa le Bosphore entre les rochers qui s’entre-heurtent ; plus en péril qu’Ulysse, lorsque d’un côté évitant Charybde, sa manœuvre le portait dans un autre gouffre.

Ainsi Satan s’avançait avec difficulté et un labeur pénible ; il s’avançait avec difficulté et labeur. Mais une fois qu’il eut passé, bientôt après, quand l’homme tomba, quelle étrange altération ! le Péché et la Mort, suivant de près la trace de l’ennemi (telle fut la volonté du ciel), pavèrent un chemin large et battu sur le sombre abîme, dont le gouffre bouillonnant souffrit avec patience qu’un pont d’une étonnante longueur s’étendît de l’enfer à l’orbe extérieur de ce globe fragile. Les esprits pervers, à l’aide de cette communication facile, vont et viennent pour tenter ou punir les