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pour Ève tombe, et répand les roses flétries : il demeure pâle et sans voix, jusqu’à ce qu’enfin d’abord en lui-même il rompt son silence intérieur :

« Ô le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur de tous les ouvrages de Dieu, créature en qui excellait pour la vue ou la pensée, ce qui fut jamais formé de saint, de divin, de bon, d’aimable et de doux ! Comment es-tu perdue ! comment soudain perdue, défigurée, flétrie et maintenant dévolue à la mort ? ou plutôt comment as-tu cédé à la tentation de transgresser la stricte défense, de violer le sacré fruit défendu ? Quelque maudit artifice d’un ennemi t’a déçue, d’un ennemi que tu ne connaissais pas ; et moi avec toi, il m’a perdu ; car certainement ma résolution est de mourir avec toi. Comment pourrais-je vivre sans toi ? comment quitter ton doux entretien et notre amour si tendrement uni, pour survivre abandonné dans ces bois sauvages ? Dieu créât-il une autre Ève, et moi fournirais-je une autre côte, ta perte encore ne sortirait jamais de mon cœur. Non, non ! je me sens attiré par le lien de la nature ; tu es la chair de ma chair, l’os de mes os ; de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou misère ! »

Ayant dit ainsi, comme un homme revenu d’une triste épouvante, et après des pensées agitées se soumettant à ce qui semble irrémédiable, il se tourne vers Ève, et lui adresse ces paroles d’un ton calme :

« Une action hardie tu as tentée, Ève aventureuse ! un grand péril tu as provoqué, toi qui non seulement as osé convoiter des yeux ce fruit sacré, objet d’une sainte abstinence, mais qui, bien plus hardie encore, y as goûté, malgré la défense d’y toucher ! Mais qui peut rappeler le passé et défaire ce qui est fait ? Ni le Dieu tout-puissant ni le destin ne le pourraient. Cependant, peut-être ne mourras-tu point ; peut-être l’action n’est-elle pas si détestable, à présent que le fruit a été goûté et profané par le serpent, qu’il en a fait un fruit commun, privé de sainteté, avant que nous y ayons touché. Le serpent n’a pas