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« Pour satisfaire le vif désir que je ressentais de goûter à ces belles pommes, je résolus de ne pas différer : la faim et la soif, conseillères persuasives, aiguisées par l’odeur de ce fruit séducteur, me pressaient vivement. Soudain je m’entortille au tronc moussu, car pour atteindre aux branches élevées au-dessus de la terre, cela demanderait ta haute taille ou celle d’Adam. Autour de l’arbre se montraient toutes les autres bêtes qui me voyaient ; languissant d’un pareil désir elles me portaient envie, mais ne pouvaient arriver au fruit. Déjà parvenu au milieu de l’arbre où pendait l’abondance si tentante et si près, je ne me fis faute de cueillir et de manger à satiété, car jusqu’à cette heure je n’avais jamais trouvé un pareil plaisir aux aliments ou à la fontaine.

« Rassasié enfin, je ne tardai pas d’apercevoir en moi un changement étrange au degré de raison de mes facultés intérieures ; la parole ne me manqua pas longtemps, quoique je conservasse ma forme. Dès ce moment je tournai mes pensées vers des méditations élevées ou profondes, et je considérai d’un esprit étendu toutes les choses visibles dans le ciel, sur la terre ou dans l’air, toutes les choses bonnes et belles. Mais tout ce qui est beau et bon, dans ta divine image et dans le rayon céleste de ta beauté je le trouve réuni. Il n’est point de beauté à la tienne pareille ou seconde ! elle m’a contraint, quoique importun peut-être, à venir, te contempler, à t’adorer, toi qui de droit es déclarée souveraine des créatures, dame universelle ! »

Ainsi parle l’animé et rusé serpent ; et Ève, encore plus surprise, lui répliqua imprudente :

« Serpent, tes louanges excessives me laissent en doute de la vertu de ce fruit sur toi le premier éprouvée. Mais, dis-moi, où croît l’arbre ? est-il loin d’ici ? Car nombreux sont les arbres de Dieu qui croissent dans le Paradis, et plusieurs nous sont encore inconnus : une telle abondance s’offre à notre choix, que nous laissons un grand trésor de fruits sans les toucher ; ils restent suspendus incorruptibles jusqu’à ce que les hommes naissent pour les cueillir, et qu’un plus grand