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de ces tours, sont presque intraduisibles : assez rarement empruntées des images de la nature, elles sont prises des usages de la société, des travaux du laboureur et du matelot, des réminiscences de l’histoire et de la mythologie ; ce qui rappelle, pour le dire en passant, que Milton était aveugle, et qu’il tirait de ses souvenirs une partie de son génie. Une comparaison admirable, et qui n’appartient qu’à lui, est celle de cet homme sorti un matin des fumées d’une grande ville pour se promener dans les fraîches campagnes, au milieu des moissons, des troupeaux, et rencontrant une jeune fille plus belle que tout cela : c’est Satan échappé du gouffre de l’Enfer qui rencontre Ève au milieu des retraites fortunées d’Éden. On voit aussi par la vie de Milton qu’il remémore dans cette comparaison le temps de sa jeunesse : dans une des promenades matinales qu’il faisait autour de Londres s’offrit à sa vue une jeune femme d’une beauté extraordinaire : il en devint passionnément amoureux, ne la retrouva jamais, et fit le serment de ne plus aimer.

Au reste, Milton n’était pas toujours logique ; il ne faudra pas croire ma traduction fautive quand les idées manqueront de conséquence et de justesse.

Ce qu’il faut demander au chantre d’Éden, c’est de la poésie, et de la poésie la plus haute à laquelle il soit donné à l’esprit humain d’atteindre ; tout vit chez cet homme, les êtres moraux comme les êtres matériels : dans un combat ce ne sont pas les dards qui voûtent le ciel ou qui forment une voûte enflammée, ce sont les sifflements mêmes de ces dards ; les personnages n’accomplissent pas des actions, ce sont leurs actions qui agissent comme si elles étaient elles-mêmes des personnages. Lorsqu’on est si divinement poëte, qu’on habite au plus sublime sommet de l’Olympe, la critique est ridicule en essayant de monter là : les reproches que l’on peut faire à Milton sont des reproches d’une nature inférieure ; ils tiennent de la terre où ce dieu n’habite pas. Que dans un homme une qualité s’élève à une hauteur qui domine tout, il n’y a point de tache que cette qualité ne fasse disparaître dans son éclat immense.

Si Milton, très-admiré en Angleterre, est assez peu lu ; s’il est moins populaire que Shakespeare, qui doit une partie de cette popularité au rajeunissement qu’il reçoit chaque jour sur la scène, cela tient à la gravité du poëte, au sérieux du poëme et à la difficulté de l’idiome miltonien. Milton, comme Homère, parle une langue qui n’est pas la langue vulgaire ; mais avec cette différence que la langue d’Homère est une langue simple, naturelle, facile à apprendre, au lieu que la langue de