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« Alors pour la première fois Satan connut la douleur, et se tordit çà et là convulsé ; tant la tranchante épée, dans une blessure continue, passa cruelle à travers lui ! Mais la substance éthérée, non longtemps divisible, se réunit : un ruisseau de nectar sortit de la blessure, se répandit couleur de sang (de ce sang tel que les esprits célestes peuvent en répandre), et souilla son armure, jusqu’alors si brillante. Aussitôt à son aide accoururent de tous côtés un grand nombre d’anges vigoureux qui interposèrent leur défense ; tandis que d’autres l’emportent sur leurs boucliers à son char, où il demeura retiré loin des rangs de la guerre. Là, ils le déposèrent grinçant les dents de douleur, de dépit et de honte, de trouver qu’il n’était pas sans égal : son orgueil était humilié d’un pareil échec, si fort au-dessous de sa prétention d’égaler Dieu en pouvoir.

« Toutefois il guérit vite ; car les esprits qui vivent en totalité, vivant entiers dans chaque partie (non, comme l’homme frêle, dans les entrailles, le cœur ou la tête, le foie ou les reins), ne sauraient mourir que par l’anéantissement : ils ne peuvent recevoir de blessure mortelle dans leur tissu liquide, pas plus que n’en peut recevoir l’air fluide ; ils vivent tout cœur, tout tête, tout œil, tout oreille, tout intellect, tout sens ; ils se donnent à leur gré des membres, et ils prennent la couleur, la forme et la grosseur qu’ils aiment le mieux, dense ou rare.

« Cependant des faits semblables, et qui méritaient d’être remémorés, se passaient ailleurs, là où la puissance de Gabriel combattait : avec de fières enseignes, il perçait les bataillons profonds de Moloch, roi furieux qui le défiait, et qui menaçait de le traîner attaché aux roues de son char ; la langue blasphématrice de cet ange n’épargnait pas même l’unité sacrée du ciel. Mais tout à l’heure, fendu jusqu’à la ceinture, ses armes brisées, et dans une affreuse douleur, il fuit en mugissant.

« À chaque aile, Uriel et Raphaël vainquirent d’insolents ennemis, Adramaleck et Asmodée, quoique énormes et armés de rochers de diamant, deux puissants Trônes, qui dédaignaient d’être moins que des dieux ; leur fuite leur enseigna