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l’ellipse ; faut-il donc s’étonner de la variété et des contre-sens des traductions dans ces passages ? Ai-je rencontré plus juste ? Je le crois, mais je n’en suis pas sûr : il ne me paraît même pas clair que Milton ait toujours bien lui-même rendu sa pensée : ce haut génie s’est contenté quelquefois de l’à peu près, et il a dit à la foule : « Devine, si tu peux. »

Le nominatif absolu des Grecs, si fréquent dans le style antique de Milton, est très-inélégant dans notre langue. Thou Looking on pour thee Looking on. Je l’ai cependant employé sans égard à son étrangeté, aussi frappante en anglais qu’en français.

Les ablatifs absolus du latin dont Le Paradis perdu abonde, sont un peu plus usités dans notre langue ; mais en les conservant j’ai parfois été obligé d’y joindre un des temps du verbe être pour faire disparaître une amphibologie.

C’est ainsi encore que j’ai complété quelques phrases non complètes. Milton parle des serpents qui bouclent Mégère : force est ici de dire qui forment des boucles sur la tête de Mégère.

Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans le Paradis perdu des interpolations qu’il n’a pas connues : c’est peut-être aller loin ; mais il est certain que la cécité du chantre d’Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poëte composait la nuit ; quand il avait fait quelques vers, il sonnait ; sa fille ou sa femme descendait ; il dictait : ce premier jet, qu’il oubliait nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu’il était sorti de son génie. Le poëme fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées ; l’auteur ne put en revoir l’ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu’on n’aperçoit, et pour ainsi dire, qu’on n’entend qu’avec l’œil, en parcourant les épreuves. Milton isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poëme d’un bout à l’autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir ! et combien de fautes ont dû lui échapper !

De là ces phrases inachevées, ces sens incomplets, ces verbes sans régimes, ces noms et ces pronoms sans relatifs, dont l’ouvrage fourmille. Le poëte commence une phrase au singulier et l’achève au pluriel, inadvertance qu’il n’aurait jamais commise s’il avait pu voir les épreuves. Pour rendre en français ces passages, il faut changer les nombres des pronoms, des noms et des verbes ; les personnes qui connaissent l’art savent combien cela est difficile. Le poëte ayant à son gré mêlé les