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parut impossible de ne pas goûter. Aussitôt je m’envole avec l’esprit du haut des nues, et au-dessous de moi je vois la terre se déployer immense, perspective étendue et variée. Dans cette extrême élévation, m’étonnant de mon vol et de mon changement, mon guide disparaît tout à coup ; et moi, ce me semble, je suis précipitée en bas, et je tombe endormie. Mais, oh ! que je fus heureuse, lorsque je me réveillai, de trouver que cela n’était qu’un songe ! »

Ainsi Ève raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit, attristé :

« Image la plus parfaite de moi-même, et ma plus chère moitié, le trouble de tes pensées cette nuit, dans le sommeil m’affecte comme toi ; je ne puis aimer ce songe décousu provenu du mal ; je le crains : cependant le mal, d’où viendrait-il ? Aucun mal ne peut habiter en toi, créature si pure. Mais sache que dans l’âme il existe plusieurs facultés inférieures qui servent la raison comme leur souveraine. Entre celles-ci, l’imagination exerce le principal office : de toutes les choses extérieures que représentent les cinq sens éveillés, elle se crée des fantaisies, des formes aériennes, que la raison assemble ou sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons, ou ce que nous nions, et ce que nous appelons notre science ou notre opinion. La raison se retire dans sa cellule secrète, quand la nature repose : souvent pendant son absence l’imagination, qui se plaît à contrefaire, veille pour l’imiter ; mais joignant confusément les formes, elle produit souvent un ouvrage bizarre, surtout dans les songes, assortissant mal des paroles et des actions récentes, ou depuis longtemps passées.

« Je trouve ainsi, à ce qu’il me paraît, quelques traces de notre dernière conversation du soir dans ton rêve, mais avec une addition étrange. Cependant ne sois pas triste ; le mal peut aller et venir dans l’esprit de Dieu ou de l’homme sans leur aveu, et n’y laisser ni tache ni blâme ; ce qui me donne l’espoir que ce que tu abhorrais de rêver dans le sommeil, éveillée tu ne consentirais jamais à le faire. N’aie donc pas le