Page:Mickiewicz - Thadée Soplitza, trad. Gasztowtt.pdf/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 86 —

Ces deux jeunes messieurs couraient tous deux sur moi.
L’ours les suivait, pressant le Comte… Quel effroi !
Le seul des Horeszkos en ligne féminine…
« Doux Jésus ! » m’écriai-je, et la bonté divine
A mon aide envoya le père Bernardin.
Il nous a tous battus : oh ! c’est un fier lapin !
Je tremblais, je n’osais tirer. Lui, sans rien dire,
M’arrache le fusil des mains, ajuste et tire :
Entre deux têtes, paf ! à cent pas, juste dans
La gueule, et de ce coup lui fracasser les dents !
Messieurs ! Je ne suis plus de première jeunesse ;
Je n’ai connu qu’un homme égalant cette adresse.
C’était ce querelleur qui jadis excellait
A couper les talons[1] à coups de pistolet ;
Ce gredin des gredins, ce tueur, ce vampire,
Ce Hyacinthe : son nom je ne veux pas le dire.
Mais il ne songe plus à tirer sur les ours ;
Il barbotte aux enfers s’il a fini ses jours.
Bon moine ! A deux de nous il a sauvé la vie,
Et même à trois, morbleu ! Car je vous certifie
Que si des Horeszkos l’héritier que voici
Eût été dévoré, je serais mort aussi.
L’ours aurait grignoté mon antique carcasse.
Qu’on amène ce moine ! Il faut que je l’embrasse »

On cherche alors Robak, mais inutilement.
Après la mort de l’ours, il parut un moment :
S’élançant vers Thadée et le Comte, il s’assure
Qu’ils sont bien tous les deux vivants et sans blessure,
Lève les yeux au ciel, et, remerciant Dieu,
Comme s’il avait peur, s’enfuit loin de ce lieu.

Sur l’ordre du Woïski cependant l’on ramasse
Des herbes, du bois mort, des branches qu’on entasse.
Le feu prend : la fumée en sort comme un sapin
Noirâtre, qui plus haut s’étale en baldaquin.
Sur la flamme en faisceaux on dispose des lances,
On y pend de petits chaudrons aux larges panses.
On apporte des chars légumes, pain, rôti
Et farine.
Et farine. Le Juge ouvre un coffre assorti
D’où l’on voit émerger des têtes de bouteilles :

  1. C’était un jeu autrefois fort en usage de faire peur aux demoiselles en tirant sur les talons de leurs chaussures.