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La borne de ses champs touche le vieux manoir.
On le respecte, il est Juge : il se fait valoir !
Et vous lui donneriez le château. De ce traître
Les pieds effaceraient le sang pur de mon maître.
Oh ! non. Tant que Gervais n’est pas encore froid,
Tant qu’il peut remuer encor du petit doigt
Son Canif suspendu sur la muraille sainte,
Jamais un Soplitza n’en franchira l’enceinte. »

— « Ciel ! s’écria le Comte en levant ses deux bras ;
Quand j’aimais tant ces murs, je ne me trompais pas.
Et j’ignorais pourtant tous ces détails tragiques,
Ce trésor précieux de scènes dramatiques !
Quand j’aurai reconquis le donjon des aïeux,
Je t’introniserai Burgrave de ces lieux,
Gervais ! Tu m’as ému par ta lugubre histoire.
Il fallait m’amener ici dans la nuit noire !
Drapé dans un manteau, sur ces débris assis,
J’aurais prêté l’oreille à tes sanglants récits.
Mais tu n’as pas le don des phrases éloquentes.
Dans les autres pays ces choses sont fréquentes :
A tout castel de Lord, à tout Burg allemand
Se rattache un tragique et sombre évènement.
Chaque famille noble, antique et vraiment grande
A son crime fatal, sa terrible légende,
Sa haine héréditaire et son combat mortel.
On n’avait en Pologne encor rien vu de tel.
Oui, de vous, Horeszko, je suis fier de descendre :
Je sais ce que je dois à votre illustre cendre.
Avec les Soplitza désormais plus d’accord,
Dût-il en résulter quelque duel à mort.
L’honneur le veut… » Il dit et gravement s’avance.
Gervais le suit, plongé dans un morne silence.
Le Comte, sur le seuil prenant un air fatal,
Regarde le manoir… puis il monte à cheval
Et jette dans les airs ce monologue étrange :
« Oh ! si ce Juge avait une femme au front d’ange,
Une fille aux yeux bleus, belle comme le jour,
Pour qui je brûlerais d’un ténébreux amour !
Un nouvel incident surgirait dans le drame :
D’un côté ma vengeance et de l’autre ma flamme ! »

Ce disant, il piquait des deux vers la maison,
Quand il vit les chasseurs paraître à l’horizon.
Le Comte aimait la chasse, et, dès qu’il les vit poindre,
Il a tout oublié pour courir les rejoindre.