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Rougit, pâlit, le sang de sa bouche, ruisselle…
Je regarde… Une balle entrée au cœur, tout droit !
En tombant, vers la porte il dirigea son doigt.
J’aperçus Soplitza, l’assassin de mon maître :
Sa moustache, son port me le font reconnaître.
C’est lui, je l’ai bien vu. Je l’ai vu : le brigand
Brandissait son fusil encore tout fumant.
Je visai : l’assassin se tenait immobile.
J’ajustai par deux fois : hélas ! peine inutile,
Je manquai ! J’étais fou… je ne pouvais tirer.
J’entends un cri…, Mon maître ?… Il venait d’expirer. »

Ici Gervais se tut… Bientôt, fondant en larmes,
Il continue ainsi : « L’ennemi prend les armes
Et se met à forcer la porte : quant à moi,
J’étais muet et sourd de douleur et d’effroi.
Mais Parafianowicz vint à notre défense
Avec cent Mickiewicz, tous gens pleins de vaillance,
Et qui, depuis longtemps, sans nulle exception,
Pour tous les Soplitza n’avaient qu’aversion.

« Ainsi périt, Monsieur, le modèle des maîtres.
D’hetmans, de sénateurs, abondaient ses ancêtres.
Nobles et villageois l’adoraient tous. Hélas !
Il n’avait pas de fils pour venger son trépas.
Mais il avait ses gens qui l’aimaient comme un père.
Quant à moi, dans son sang je trempai ma rapière,
Mon célèbre Canif (vous savez qu’en tous lieux,
Diétines ou marchés, il s’est rendu fameux),
Jurant de l’ébrécher sur les dos, sur les têtes
Des Soplitza. J’allais aux foires, dans les diètes,
Partout[1] : j’en tuai quatre en duel. Une fois
J’en ai fait griller un dans un hangard en bois,
Quand de Korelicze Rymsza prit le domaine :
Il rôtit comme un bœuf. Je me souviens à peine
De ceux dont j’ai coupé les oreilles. Un seul
Attend que mon Canif lui taille son linceul :
C’est le frère cadet de l’assassin, son frère !
Il vit encore, il est riche, et sa mine est fière !

  1. Et en particulier dans les expéditions judiciaires ou zajazdy. L’exécution des arrêts des tribunaux était très difficile en Pologne au temps de la République. Dans un pays où le pouvoir exécutif n’avait pour ainsi dire aucune force armée à ses ordres, où les grands entretenaient des troupes à leur solde (quelques-uns, comme les princes Radziwiłł, au nombre de plus de 10, 000 hommes), le plaignant qui voulait obtenir justice était obligé de s’adresser à la noblesse. Ses parents, ses voisins, tous en armes, suivaient l’huissier chargé de l’exécution de l’arrêt et faisaient littéralement la conquête des terres que le tribunal avait adjugées au plaignant. Cette exécution s’appelait zajazd. On trouvera le récit du dernier zajazd au livre VIII.