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Mais quand de ses projets on crut s’apercevoir,
On lui servit à table un jour un brouet noir[1].
A cette pauvre enfant le traître avait su plaire,
Mais devant ses parents elle en faisait mystère.

« Or cela se passait du temps de Kościuszko.
Les nobles se groupaient autour de Horeszko
Pour défendre avec lui les lois et la Patrie.
Une nuit les Moskals[2] fondent avec furie
Sur le château. Bien vite on tire le mortier,
On ferme la grand’porte, on fixe le levier.
Nous nous comptons alors : mon maître, moi, madame,
Trois cuisiniers, tous trois ivres morts sur mon âme,
Le curé, le laquais, quatre heïduks décidés.
Nous prenons des fusils. Comme des possédés
Les Moskals en hurlant roulent vers la terrasse :
Dix fusils à la fois leur crachent à la face.
Dans la nuit, à tâtons, nous tirions dans le tas :
Mon maître et moi d’en haut et les autres d’en bas.
Nul effroi ne troublait notre ordre de bataille.
Vingt fusils attendaient rangés à la muraille :
On en déchargeait un, on prenait le suivant.
Le curé les chargeait, les passait, se servant
De l’aide de Madame et de Mademoiselle :
Et notre fusillade était continuelle.
Les fantassins d’en bas tiraillaient comme il faut,
Mais nous les canardions plus sûrement d’en haut.
Trois fois ces marauds-là de la porte approchèrent,
Chaque fois trois d’entre eux sous nos balles roulèrent.

« Ils fuient sous le hangard. Or l’aube se montrait.
Le Panetier joyeux au balcon apparaît.
Et lorsque du hangard un Moskal sort la tête,
Il le vise et le touche à tout coup : la casquette
Noire tombe dans l’herbe. Aussi dès ce moment
Ils ne se risquaient plus dehors que rarement.
Mon maître alors, certain de gagner la partie,
Prend son sabre et s’apprête à faire une sortie.
Il fait armer ses gens ; et, déjà triomphant,
Vers nous il se retourne et nous crie : « En avant ! »
Soudain un coup de feu part. Mon maître chancelle,

  1. Une soupe noire, servie au jeune homme qui recherchait une jeune fille en mariage, lui annonçait que sa demande n’était pas agréée.
  2. C’est le nom par lequel on désigne souvent les Russes en Pologne : mot à mot Moscovites.