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Se joignent ; les accords forment des légions[1]
Et d’un pas mesuré se pressent en cadence.
Au-dessus d’eux cet air plaintif et doux s’élance :
« Le soldat exilé par les champs, par les bois
Marche, et de froid, de faim vient à mourir parfois.
Aux pieds de son coursier fidèle alors il tombe ;
Le coursier de son pied seul lui creuse une tombe. »
Vieille chanson, bien chère au soldat polonais !
Tu t’approches, vieillard ; et tu le reconnais,
Cet air chéri. Chacun écoute et se reporte
Au temps où sur le corps de la Pologne morte
Ils chantèrent ainsi, puis partirent là-bas.
Ils revoient en esprit leurs marches, leurs combats
Sur les mers, sur la terre ou glacée ou brûlante,
Chez des peuples lointains, quand la voix consolante
Du chant national les berçait doucement :
Tous alors ont penché leur tête tristement.

Ils la lèvent bientôt. Un chant nouveau commence ;
Jankiel change de ton et presse la cadence :
Regardant l’instrument, il rapproche ses doigts,
Et baisse les archets des deux mains à la fois.
Sa touche fut alors si puissante et si nette,
Que l’instrument sonna comme un son de trompette ;
Et de cette trompette a jailli jusqu’au ciel
Jeszcze Polska[2], le chant triomphal, immortel !
En avant Dąbrowski ! Les soldats applaudissent ;
En avant Dąbrowski ! Les vivats retentissent.

L’artiste est tout surpris lui-même de son jeu ;
Il lâche les archets ; il semble prier Dieu.
De sa tête a glissé sa calotte soyeuse ;
Sa barbe dans les airs flotte majestueuse ;
D’une étrange rougeur son front s’est coloré,
Et la flamme a brillé dans son œil inspiré.

Tombant sur Dąbrowski, ses regards s’attendrissent ;
Puis de ses yeux fermés les pleurs à flots jaillissent.
« Tout le pays, dit-il, dès longtemps t’attendait
Comme un autre Messie… Et le peuple chantait
Ta prochaine arrivée ; et par un grand prodige

  1. Les légions polonaises de Dąbrowski et de Kniaziewicz viennent ici prendre place dans le concert de Jankiel.
  2. Le célèbre hymne national polonais : La Pologne n’est pas morte qui revient dans le poème pour la troisième fois (V. L, I. et L. IV).