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Que ce grand Pétersbourg et ses sottes coquettes.
Si jadis je cherchais les plaisirs, aujourd’hui
La ville m’importune et me remplit d’ennui.
A Vilna cet hiver quand je fus emmenée,
J’ai vu que pour les champs Dieu m’avait destinée.
Je rêvais au verger au milieu des salons ;
Quant au travail, mes bras sont solides et bons.
Je sais porter les clefs, faire la surveillante :
Vous verrez, vous aurez une femme vaillante ! »

Au moment où Zosia disait ces derniers mots,
Gervais s’approcha d’elle et lui tint ce propos :
« Liberté ! liberté ! Que viens-je donc d’apprendre ?
Libres… des paysans ? Je n’y puis rien comprendre .
N’est-ce pas d’Allemagne un usage importé ?
Mais les nobles sont seuls nés pour la liberté !
Nous sortons tous d’Adam. Mais le plus jeune frère,
Cham, est des villageois, m’a-t-on dit, le seul père ;
Japhet celui des Juifs, Sem le nôtre, morbleu !
Donc notre autorité sur eux nous vient de Dieu.
Le Curé, je sais bien, chante une autre antienne.
C’était ainsi, dit-il, avant l’ère chrétienne ;
Mais comme Jésus-Christ, bien que sorti des rois,
Est né parmi les Juifs d’un père villageois,
Noble, Juif, paysan, sont frères tous les trois.
Je ne puis dire non si chacun le désire.
A Madame d’ailleurs je viens d’entendre dire
Qu’elle le voulait bien ; tout est donc arrêté ;
Je ne puis qu’obéir à son autorité.
Mais ne leur donnons pas une liberté vaine,
Qui ne soit qu’un moyen de retourner leur chaîne,
Comme quand Monsieur Karp[1] affranchit ses vassaux
Et qu’on les écrasa sous de triples impôts
Afin qu’ils soient heureux et libres sans alarmes,
En les anoblissant transmettons leur nos armes.
Lorsque Madame aux uns donnera son blason,
Aux autres son mari celui de sa maison,
Alors Gervais lui-même acceptera pour frère

  1. Le gouvernement russe ne reconnaît d’hommes libres que les nobles. Les paysans affranchis par leurs propriétaires, sont aussitôt inscrits dans les registres des biens domaniaux de l’empereur, et au lieu de la corvée sont soumis à un impôt considérable. On sait qu’en 1818 les propriétaires du gouvernement de Vilna décrétèrent dans une diétine un projet d’affranchissement de tous les paysans et nommèrent une délégation chargée de le présenter à l’empereur ; mais le gouvernement fit enterrer le projet et défendit d’en reparler jamais. Il n’y a pas d’autre moyen d’affranchir un serf sous le gouvernement russe que de le faire entrer dans sa famille. Un grand nombre d’entre eux a été affranchi de cette façon par grâce ou moyennant finance. (Note de l’auteur).