Page:Mickiewicz - Thadée Soplitza, trad. Gasztowtt.pdf/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 203 —

J’avais pour moi Dobrzyn et quatre autres bourgades.
Mais elle aurait eu peur du bruit, des escalades !
Faible comme elle était, eût-elle supporté
La poursuite, et le fer contre le fer heurté ?…
La pauvrette n’avait pas la force ! Timide
Et faible, on aurait dit : comme une chrysalide,
Un papillon naissant. Sur elle se ruer
La nuit, le sabre en main, c’eût été la tuer !
Non, je ne pouvais pas !…
Me venger ? Attaquer le château ? Le détruire ?
Et la honte ?… On eût dit : le dépit seul l’inspire.
Gervais, ton cœur honnête a-t-il jamais pensé
A l’enfer effrayant de l’orgueil offensé ?

Ce démon de l’orgueil me soufflait autre chose ;
Il fallait me venger sans qu’on en sût la cause,
Fuir ce château, tuer mon amour, oublier
Eve, la dédaigner, et puis me marier.
Plus tard je trouverais quelque motif plausible
Pour me venger…

Tout me sembla d’abord fort simple et fort aisé.
Heureux d’avoir trouvé ce moyen, j’épousai,
Sans choisir, une pauvre enfant. C’était un crime,
Et moi-même j’en fus la première victime !
Hélas ! je n’aimais point la mère de mon fils,
Qui m’adorait pourtant. Mais t’amour de jadis
Fermentait dans mon cœur et ne pouvait s’éteindre.
J’étais à moitié fou ; je voulais me contraindre,
Mais en vain, à penser à mes biens, à mes champs.
Rien n’y faisait. Jouet de démons malfaisants,
Vindicatif, mauvais, je ne trouvais de joie
A rien ; du vice, enfin, mon cœur devint la proie,
Et je me mis à boire…
Ma femme en peu de temps mourut de chagrin noir,
Me laissant cet enfant avec le désespoir.

Mon amour devait être une chose bien forte !
Que de temps depuis lors ! de faits de toute sorte !
Et je ne puis encor l’oublier ; je la vois
Ici, devant mes yeux, debout comme autrefois !
Buvais-je ?… Elle était là devant mon regard ivre !
J’ai voyagé : son spectre a semblé me poursuivre.
Et maintenant encore, en froc, prêtre, mourant,
Je ne puis te chasser, souvenir enivrant !