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Et plus d’un me disait ; Oh ! monsieur Soplitza,
Vous perdez votre temps… Oseriez-vous prétendre
Que ce magnat hautain vous accepte pour gendre ?
Et moi, je méprisais, disais-je, les magnats,
De leurs filles et d’eux je ne faisais nul cas.
Si je le fréquentais, c’était par politesse ;
Mais ma femme serait de petite noblesse…
Tous ces brocarts pourtant me piquaient jusqu’au vif.
J’étais beau, jeune et brave ; et, dans mon cœur naïf,
Je croyais après tout ma noblesse assez bonne,
Puisque tout gentilhomme a droit à la couronne.
Un Tenczyński jadis avait bien demandé
Une fille de roi sans être rebuté…
Des Tenczyński j’étais l’égal par la naissance,
Et j’avais fait comme eux mes preuves de vaillance !

Comme on peut en un jour ruiner le bonheur
D’une vie et jeter la rage dans un cœur !
Un mot du Panetier, quel printemps, quelle aurore !
Peut-être tous les trois nous vivrions encore !
Peut-être il eût vieilli près de sa pauvre enfant,
Sa chère Eve, et de moi, son fils reconnaissant.
Sur ses genoux peut-être on le verrait berçant
Un petit fils… C’est lui, c’est son orgueil funeste
Qui nous a tous perdus ! Ce meurtre, j’en atteste
Le Ciel, n’eût pas eu lieu sans cela… ni le reste !
Je ne puis l’accuser, moi qui l’assassinai ;
Mais peut-être à mon tour puis-je être pardonné !
Car n’a-t-il pas aussi… ?

S’il avait franchement repoussé mes poursuites,
S’il m’avait tout d’abord interdit ces visites,
Qui sait ? Je me serais peut-être expatrié ;
J’aurais pesté, grondé, puis enfin… oublié.
Mais lui, dans son orgueil, prit une autre tactique :
Pouvait-il regarder comme chose authentique
Que-je voulusse entrer dans sa famille antique ?
Il se servait de moi : j’étais fort écouté
Des nobles, et du peuple en tous lieux respecté.
Feignant pour ma personne une indulgence extrême,
Il m’accueillait toujours, il insistait lui même
Pour m’attirer chez lui. Puis lorsque, seuls tous deux,
Nous causions, s’il voyait des larmes dans mes yeux,
Et mon cœur débordant d’une émotion folle,
Le vieillard me glaçait d’une froide parole
Sur les procès, la diète ou la chasse…