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Quatre mains vont errant sur son corps : on l’attache !
Il veut dans sa frayeur se signer ; c’est en vain !
Sans doute à son flanc droit l’on a rivé sa main.
Et la gauche ? Liée aussi ! Ces noirs archanges
L’ont sanglé comme on sangle un enfant dans ses langes.
Sa frayeur redoublant, il referme les yeux,
Et gît sans souffle, froid, inerte — et furieux.

Le Goupillon trop tard veut venger son injure :
Il est déjà lié de sa propre ceinture.
Cependant il s’élance, il saute en rugissant ;
De dormeur en dormeur il va rebondissant.
Il s’agite, semblable au brochet sur le sable,
Et rugit comme un ours d’une voix formidable.
« Trahison ! » hurle-t il et l’antique maison
Retentit de ce cri répété : « trahison ! »

Cet écho grossissant jusqu’à la salle monte
Où reposaient Gervais, les jockeys et le Comte.
Gervais s’éveille et veut se dresser sur ses pieds ;
Horreur ! A son Canif ses membres sont liés !
Quels sont ces gens armés, là, près de la fenêtre ?
Ces uniformes verts… il doit bien les connaître !
L’un d’eux[1], ceint d’une écharpe et l’épée à la main,
De la pointe aux soldats indique leur chemin,
« Liez ! liez ! » dit-il. Devant lui l’on entasse
Les jockeys attachés. Quant au Comte, on le place
Sans armes, entre deux soldats au sabre nu,
Sur une chaise. Hélas ! Gervais a reconnu
Les Russes ! ! !…

Les Russes ! ! !… Bien des fois, Gervais, dans nos discordes,
A ses pieds, à ses mains sentit le poids des cordes ;
Mais il s’en délivra toujours. : un seul effort
Rompait tous les liens, tant Gervais était fort.
Il veut briser encor ces cordes qui le rongent.
Lentement ses deux bras, ses deux jambes s’allongent ;
Il retient son haleine, il se fait tout petit.
Tout à coup il se gonfle, il s’enfle, il se roidit.
Tel un serpent blessé se replie et s’enroule,
Tel le long Porte-Clefs prend l’aspect d’une boule.
Sous l’effort qui les tend les cordes ont crié
Mais sans se rompre !… Alors, honteux, humilié,

  1. C’est Rykow, comme nous l’apprendrons plus tard.