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Le pont gémit du bruit de la cavalerie.
« Mort au Juge ! » ont hurlé cent bouches à la fois ;
Et de Gervais le Juge a reconnu la voix.
— « Voici mes alliés, » lui dit alors le Comte ;
« Croyez-moi, vous pouvez capituler sans honte. »

L’Assesseur accourant crie alors : « Monseigneur,
Rendez-moi votre épée, au nom de l’Empereur !
Hâtez-vous, ou je fais venir la force armée.
A ces agressions toute voie est fermée
Par l’Oukase six cent que le Tzar décréta
Contre les vo… » Le Comte ici le souffleta
Du plat de son épée : il tomba dans l’ortie ;
Tous crurent qu’il était ou mourant ou sans vie.

« Comte, vous agissez », dit le Juge, « en bandit ! »
Tous gémissaient, Zosia surtout, qu’on entendit
Crier, en embrassant le Juge, pauvre fille !
Comme un enfant qu’un juif déchire à coup d’aiguille[1].

Au milieu des chevaux se frayant un chemin,
Télimène s’élance alors, étend la main
Vers le Comte, et s’écrie en renversant sa tête
Et ses cheveux épars : « Sur ton honneur, arrête !
« Comte ; nous t’en prions toutes deux à genoux !
Pour les dames pitié ! Jette un regard sur nous,
Cruel ! Ou que ton fer me perce la première ! »
Elle s’évanouit. Le Comte saute à terre
Pour la réconforter, et répond tout honteux :
« Mesdames, croyez-moi, je serai généreux.
Je n’ai jamais frappé des ennemis sans armes.
Je vous fais prisonniers : soyez donc sans alarmes.
C’est ainsi que j’agis quand mon fer provoqua
La bande de brigands de Birbante-rocca.
Je tuai de ma main tous ceux qui résistèrent ;
Les autres, enchaînés, derrière moi marchèrent,
Ornement d’un retour dont chacun s’étonna :
On les pendit ensuite au pied du mont Etna. »

Pour le Juge et les siens c’est vraiment une chance
Que sur Gervais le Comte ait pu prendre l’avance
Grâce à ses bons chevaux et grâce à son ardeur,
Et que, d’un mille au moins devançant leur fureur,
Avec ses seuls jockeys, cohorte régulière,

  1. Allusion à l’accusation souvent portée contre les juifs d’employer dans certaines cérémonies du sang d’enfants chrétiens ainsi martyrisés.