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Tel un loup qui rongeait un morceau de charogne
Se jette sur les chiens qui troublent sa besogne
Et va les dévorer : parmi ces cris de chien
Retentit un bruit sec que le loup connaît bien ;
Il regarde ; et non loin, aperçoit par derrière
Un chasseur à genoux, qui, penché vers la terre,
Prépare son fusil puis le braque sur lui :
Le loup baisse l’oreille et la queue… il a fui ;
La meute le poursuit de ses cris de victoire
Et le mordille aux flancs ; parfois la bête noire
Se tourne, ouvre la gueule et de ses crocs grinçants
Les menace : les chiens s’arrêtent frémissants :
Tel Gervais épouvante encor dans sa retraite
L’ennemi, que du banc et des yeux il arrête.
Enfin le Comte et lui sont rentrés dans le mur.

« Victoire ! » criait-on. Mais rien n’est encor sûr ;
Car Gervais au-dessus de la foule qui crie
Paraît près du vieil orgue, et de la galerie
Arrache et va lancer les vieux tuyaux de plomb.
Quel carnage il eût fait !… Mais on ne fut pas long
A fuir ; du vestibule en foule tous s’éloignent.
Les serviteurs aussi lâchent pied ; ils empoignent
Quelques plats à la hâte et suivent les seigneurs,
Et des mets entamés délaissent les meilleurs.

Mais qui donc, méprisant la mort qui le menace,
Le dernier en bon ordre abandonna la place ?
Ce fut l’huissier Protais. Sans nulle émotion
Il a développé sa protestation ;
Il se retire enfin loin du champ de bataille
Où restent seuls blessés, cadavres et mitraille.

Pas un homme n’est mort : mais tout les bancs ont eu
Les pieds brisés ; la table écloppée a perdu
Sa nappe et git sur des assiettes ruisselantes
De vin, comme un guerrier sur des armes sanglantes,
Au milieu de poulets, de dindons renversés
Qui portent la fourchette en leurs flancs transpercés.

Bientôt des Horeszko le manoir solitaire
S’endort enveloppé de calme et de mystère.
La nuit vient : les débris du banquet somptueux
Gisent comme les mets du repas des Aieux[1],

  1. Allusion à la coutume païenne conservée en Lithuanie, d’évoquer les esprits le jour des morts et qui sert de cadre au poème de Mickiewicz les Dziady (aïeux).