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Mais comment consentait-elle à cela ? Jugeons-en par les cas rares heureusement qui se voient aujourd’hui. Cela ne se trouve guère que dans l’extrême misère. Chose dure à dire : l’excès du malheur déprave. L’âme brisée se défend peu, est faible et molle. Les pauvres sauvages, dans leur vie si dénuée, gâtent extrêmement leurs enfants. Chez la veuve indigente, la femme abandonnée, l’enfant est maître de tout, et elle n’a pas la force, quand il grandit, de s’opposer à lui.

Combien plus dans le Moyen-âge ! La femme y est écrasée de trois côtés. L’Église la tient au plus bas (elle est Ève et le péché même). À la maison, elle est battue ; au sabbat, immolée ; on sait comment. Au fond, elle n’est ni de Satan, ni de Jésus. Elle n’est rien, n’a rien. Elle mourrait sans son enfant. Mais il faut prendre garde de faire une créature si malheureuse ; car, sous cette grêle de douleurs, ce qui n’est pas douleur, ce qui est douceur et tendresse, peut en revanche tourner en frénésie. Voilà l’horreur du Moyen-âge. Avec son air tout spirituel, il soulève des bas-fonds des choses incroyables qui y seraient restées : il va draguant, creusant les fangeux souterrains de l’âme.

Du reste, la pauvre créature étoufferait tout cela. Bien différente de la haute dame, elle ne peut pécher que par obéissance. Son mari le veut, et Satan le veut. Elle a peur, elle en pleure ; on ne la consulte guère. Mais, si peu libre qu’elle soit, l’effet n’en est pas moins terrible pour la perversion des sens et de l’esprit. C’est l’enfer ici-bas. Elle reste effarée, demi-folle de remords et de passion. Le fils, si l’on a réussi, voit dans son père un ennemi. Un souffle parricide plane sur cette maison. On est épouvanté de ce que pouvait être une telle société, où la famille, tellement impure et déchirée, marchait morne et muette, avec un lourd masque de plomb, sous la verge d’une autorité imbécile qui se croyait maîtresse. Quel troupeau ! Quelles brebis ! Quels pasteurs idiots !… Ils avaient sous les yeux un monstre de malheur, de douleur, de péché. Spectacle inouï avant et après. Mais ils regardaient dans leurs livres, apprenaient, répétaient des mots ! Des mots ! des mots ! c’est toute leur histoire. Ils furent au total une langue. Verbe et verbalité, c’est tout. Un nom leur restera : Parole.