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moins la nuit, courir librement la forêt. Plus de sots serviteurs, de chiens qui m’étourdissent, de chevaux maladroits qui heurtent, évitent les fourrés.

— « Mais, madame, si l’on vous prenait… — Insolente… Oh ! tu périras… — Du moins, vous savez bien l’histoire de la dame louve dont on coupa la patte[1]… Que de regrets j’aurais !… — C’est mon affaire… Je ne t’écoute plus. J’ai hâte, et j’ai jappé déjà… Quel bonheur ! chasser seule, au clair de lune, et seule mordre la biche, l’homme aussi, s’il en vient ; mordre l’enfant si tendre, et la femme surtout, oh ! la femme, y mettre la dent !… Je les hais toutes… Pas une autant que toi… Mais ne recule pas, je ne te mordrai pas ; tu me répugnes trop, et, d’ailleurs, tu n’as pas de sang… Du sang, du sang ! c’est ce qu’il faut. »

Il n’y a pas à dire non : « Rien de plus aisé, madame. Ce soir, à neuf heures, vous boirez. Enfermez-vous. Transformée, pendant qu’on vous croit là, vous courrez la forêt. »

  1. Cette terrible fantaisie n’était pas rare chez ces grandes dames, nobles captives des châteaux. Elles avaient faim et soif de liberté, de libertés cruelles. Boguet raconte que, dans les montagnes de l’Auvergne, un chasseur tira, certaine nuit, sur une louve, la manqua, mais lui coupa la patte. Elle s’enfuit en boitant. Le chasseur se rendit dans un château voisin pour demander l’hospitalité au gentilhomme qui l’habitait. Celui-ci, en l’apercevant, s’enquit s’il avait fait bonne chasse. Pour répondre à cette question, il voulut tirer de sa gibecière la patte qu’il venait de couper à la louve ; mais quelle ne fut point sa surprise, en trouvant, au lieu d’une patte, une main, et à l’un des doigts un anneau que le gentilhomme reconnut pour être celui de sa femme ! Il se rendit immédiatement auprès d’elle, et la trouva blessée et cachant son avant-bras. Ce bras n’avait plus de main : on y rajusta ce que le chasseur avait rapporté, et force fut à la dame d’avouer que c’était bien elle qui, sous la forme de louve, avait attaqué le chasseur, et s’était sauvée ensuite en laissant une patte sur le champ de bataille. Le mari eut la cruauté de la livrer à la justice, et elle fut brûlée.