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Mais une grande fermentation, bien plus générale, se faisait. Dans l’aigre combat intérieur de deux mondes et de deux esprits, un tiers survit qui les fit taire. La foi pâlissante, la raison naissante disputaient : entre les deux, quelqu’un se saisit de l’homme. Qui ? l’Esprit impur, furieux, des âcres désirs, leur bouillonnement cruel.

N’ayant nul épanchement, ni les jouissances du corps, ni le libre jet de l’esprit, la sève de vie refoulée se corrompit elle-même. Sans lumière, sans voix, sans parole, elle parla en douleurs, en sinistres efflorescences. Une chose terrible et nouvelle advient alors : le désir ajourné, sans remise, se voit arrêté par un cruel enchantement, une atroce métamorphose[1]. L’amour avançait, aveugle, les bras ouverts… Il recule, frémit ; mais il a beau fuir ; la furie du sang persiste, la chair se dévore elle-même en titillations cuisantes, et plus cuisant au dedans sévit le charbon de feu, irrité par le désespoir.

Quel remède l’Europe chrétienne trouve-t-elle à ce double mal ? La mort, la captivité : rien de plus. Quand le célibat amer, l’amour sans espoir, la passion aiguë, irritée, t’amène à l’état morbide ; quand

  1. On imputa la lèpre aux Croisades, à l’Asie. L’Europe l’avait en elle-même. La guerre que le Moyen-âge déclara et à la chair, et à la propreté, devait porter son fruit. Plus d’une sainte est vantée pour ne s’être jamais lavé même les mains. Et combien moins le reste ! La nudité d’un moment eût été grand péché. Les mondains suivent fidèlement ces leçons du monachisme. Cette société subtile et raffinée, qui immole le mariage et ne semble animée que de la poésie de l’adultère, elle garde sur ce point si innocent un singulier scrupule. Elle craint toute purification comme une souillure. Nul bain pendant mille ans ! Soyez sûr que pas un de ces chevaliers, de ces belles si éthérées, les Parceval, les Tristan, les Iseult, ne se lavaient jamais. De là un cruel accident, si peu poétique, en plein roman, les furieuses démangeaisons du treizième siècle.