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COMME JADIS…

canapé recouvert de cuir sombre, roulant entre ses doigts nerveux le manche mince de son ombrelle rouge, qui paraissait comme une coulée de sang vermeil au long de sa robe blanche. Elle attendait ma réponse. Mes lèvres se refusaient à émettre des sons dans cette atmosphère d’hostilité. À cette minute, que je sentais décisive pour notre vie, les puérilités de nos jeux d’enfants, ce qui avait été pour moi les exquises joies de nos fiançailles m’assaillaient de leurs souvenirs en m’attendrissant de façon inexprimable. Devant elle, subitement dressée en adversaire, je me taisais, terrifié des ruines qu’amoncellerait un mot mal interprété, une phrase obscure, un regard fuyant ou trop soutenu. Et encore, je ne doutais pas que notre amour ne sortît victorieux de la lutte nécessaire.

— Dois-je vous répéter, Gérard, que je vous ai attendu depuis lundi ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?… Vous savez que mon manuscrit doit partir bientôt, si je veux paraître en bonne saison…

— Jacqueline, il est tout à fait impossible que ce roman paraisse…

— Vraiment ?… Et pourquoi, je vous prie ?…

Elle était toute tendue, frémissante, révoltée, je voulus la reconquérir, la regagner à ce qu’elle m’avait dit être sa grande, son unique raison de vivre ; mais déjà nous ne parlions plus le même langage. Je ne l’avais pas crue méchante, et voilà qu’elle me cinglait de phrases traîtresses, enveni-