95 « Le lendemain quand il s’éveilla et qu’il se vit sur un grabat, dans le jour gris d’un cachot, il fut près de s’abandonner au désespoir en songeant dans quel état il avait quitté sa grand’mère et sa petite sœur. Mais la pensée du devoir accompli le soutint. Les deux pauvres créatures qu’il aimait tant seraient secourues. A supposer qu’on le considérât comme un coupable, ce qui était monstrueux, elles étaient innocentes, elles. On n’allait pas les faire souffrir pour lui. Et puis sa fiancée, sa belle Izabeau, viendrait les consoler, les aider. < Dans cette douce espérance, Paul prit un morceau de pain et but quelques gorgées d’eau. Il se trouva un peu réconforté et quand le porte-clefs vint lui ouvrir pour la promenade de midi, il put faire connaissance avec ses compagnons de captivité. « Les Bonapartistes, obéissant au mot d’ordre de Paris, faisaient du terrorisme dans lequel le grotesque le disputait à l’odieux. On avait arrêté en pleine représentation des comédiens ambulants, que le jeuue maître vit avec surprise en habits verts à queue de morue, en tricorne, en bas rouges, en culottes jaunes, se promener en riant dans la cour, tout fiers d’être pris pour des hommes de parti. « Les voleurs faisaient bande à part ; les détenus politiques étaient entre eux. Au premier coup d’œil qu’ils jetèrent sur le nouveau venu, ils le reconnurent pour un des leurs l’honnêteté ça se voit sur la figure d’un homme. On l’embrassa, on le félicita. « A son âge, il était beau d’être persécuté paur la justice et de souffrir pour une grande cause. Voilà ce qu’il entendait et son abattement faisait place à un certain orgueil qui l’élevait au-dessus de toutes les misères présentes. L’accueil de tous ces braves gens faisait du bien au pauvre jeune homme. Il se sentait fier d’avoir quelque chose de commun avec eux. Ils étaient nombreux. M. Bonaparte n’avait pas toute la France avec lui. Des paysans, des ouvriers, des bourgeois avaient tenté de lui résister. Ils étaient là, dans cette cour humide tous ceux d’Issoire et des environs, moins craintifs, plus calmes assurément que les juges vendus, attendant pour les condamner l’ordre de Paris. Je les vois encore ces Vieux de la Vieille. > Comment ! interrompit Auguste, vous y étiez donc aussi ? — Eh oui ! J’y étais, je m’en vante ; c’est un honneur d’être du côté des vaincus quand les vainqueurs sont des traîtres. D’ailleurs, ne vois-tu pas que je raconte ma propre histoire ? — répondit le balayeur, et il poursuivit : « Oui, je les vois encore : le père Colombier, le maître de l’école mutuelle d’Issoire, un petit maigre qui allait de l’un à l’autre, trottant comme une souris, jurant que dans quelques mois on allait bien rire, quand Badinguet serait traduit en cour d’assises ; puis le père Grenier jouant la Marseillaise sur son flageolet de buis ; Auguste Guerrier, le rude forgeron, un lapin celui-là : d’un coup de poing il avait démonté l’épaule au premier des agents qui avait mis la main sur lui pour l’arrêter ; c’étaient Fraisse, le petit vigneron ; Pomel, le savant naturaliste, Peghoux, le charpentier de Saint-Babel ; Vacher, le barbier qui savait si bien clouer le bec à ceux de la réaction ; Delorme, le fin tisserand qui vingt fois avait sauvé la vie à son prochain, en exposant la sienne dans les inondations, dans
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LA MISÈRE
