919 On lui nomma d’office un jeune homme dont il était la première cause, et qui pensait beaucoup à faire un brillant début ; très peu à saisir le vif de la situation. Ce jeune homme fit des phrases sonores. Au lieu d’affirmer l’innocence de son client, il implora la clémence de la cour. Brodard, d’un cri indigné, lui imposa silence : Je ne veux pas qu’on demande de grâce, s’écria-t-il, je suis innocent ! La cour se retira pour délibérer. Brodard, reconnu coupable sur toutes les questions, fut condamné à la peine de mort. Il entendit son arrêt le front haut, et se tournant du côté du public, répéta encore : Je suis innocent ! CXIX EN RADE Le mois suivant, deux navires en détresse tiraient les coups de canon mesurés comme un glas, par le plus beau cyclone qu’on eût encore subi, en vue des roches de granit rose qui dominent la baie de Jakson. — Au fond de l’horizon, les cîmes des montagnes bleues se confondant à l’azur sombre du ciel. Sydney, la ville immense, fut bâtie par le travail obscur et rude des convicts. Ces êtres hors la loi, courbés sous une discipline cruelle, voyaient-ils parfois dans leur sommeil, par-delà les prairies, Sydney assise, regorgeant de richesses sous les eucalyptus ? La colonie, aujourd’hui toute-puissante, est pleine d’ouvrages gigantesques auxquels ont seuls travaillé, dans l’ombre, les convicts, pareils aux polypes qui élèvent des récifs pour en faire des îles, des continents peut-être. Le convict vit dans chaque œuvre, car toutes ont été fécondées de sa sueur ou de son sang. Ses fils sont plus heureux. Combien de négociants de Sydney sont fils de convicts ! L’un des deux navires était français : c’étaient le Beaumanoir, parti de Brest pour Nouméa avec une cargaison de forçats, et devant toucher à Sydney pour prendre des approvisionnements destinés à la Nouvelle-Calédonie ; l’autre, le John-Bull, était anglais ; il avait des passagers pour l’Australie. Le français était un navire de l’État ; l’anglais un navire marchand ; tous deux dansaient comme des coquilles de noix sur les flots. Des lambeaux de voiles flottaient en haillons blancs dans les brouillards ; les mâts brisés tombaient ; la mort, comme une épousée, s’enveloppait d’un voile transparent ; un voile de nuées, tout illuminé d’éclairs ! Les deux navires en perdition avaient leurs phares allumés ; malgré la fureur de la tempête ils manœuvraient pour s’éviter.
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LA MISÈRE
