915 « Qui sait si l’amitié de Brodard avec Lesorne ne venait pas d’une complicité « antérieure à leur séjour au bagne de Toulon ? < Lesorne, gracié (pour services rendus à l’administration), avait cessé, sitôt « son arrivée, d’être docile aux avis de la préfecture ; il avait été constamment < mal noté. Au bagne ils étaient ensemble, le passé de Lesorne, qu’on ne pou « vait malheureusement poursuivre, puisqu’il était mort, devait être mêlé au « passé de Brodard ! Il y avait entre eux autre chose qu’une ressemblance phy « sique ; ils avaient renoué au bagne leurs relations interrompues par la dépor<tation et elles avaient porté leurs fruits. » -Le magistrat faisait là une tirade interminable et d’un effet pathétique sur les figures sinistres de Brodard et de Lesorne ; l’un ayant terminé tragiquement sa vie sur un chemin ; l’autre assis au banc des accusés. Le vieux mineur leva la tête, un peu fatigué d’avoir lu tout le discours, et vit que tout le monde pleurait autour de lui. C’est bête de s’émouvoir comme ça, dit-il ; que serait-ce donc si vous connaissiez les gens. Moi qui vous parle, j’ai vu des déportés qui en parlaient de Brodard, comme d’un homme déjà trop bon, il y a quelque chose làdessous. Les Brodard sanglotaient. Je vais cesser, dit le vieillard, cela vous rendrait malades. Non, non, s’écria Auguste, lisez toujours, il faut que nous sachions tout, nous vous dirons pourquoi. La fin du réquisitoire était grosse d’horreurs ; le ministère public entassait sur Brodard plus de crimes que dix hommes n’en eussent pu commettre en plusieurs années. « La fable grossière de son retour ne pouvait tromper personne et quant à ses « témoins l’affaire de Notre-Dame-de-la-Bonne-Garde en avait démasqué plu<< sieurs. » faire ? Mais, interrompit le vieillard, vous savez donc quelque chose sur l’afAuguste se leva pâle. Oui, dit-il, nous savons tout ; et il n’y a pas de serment qui tienne devant cette situation. Écoutez : — Brodard, c’est le père, c’est Yvon Karadeuk. Comprenez-vous, maintenant ? Alors, au vieillard terrifié, ils racontèrent tout, tandis qu’un doux rayon de soleil entrait par la fenêtre, on entendait dans le jardin cultivé par Brodard, bourdonner les abeilles qui volaient toutes couvertes d’une poussière d’or. Les oiseaux y chantaient à pleine gorge ; on sentait germer la terre chauffée par le printemps. Que vas-tu faire, mon garçon ? dit le vieux mineur. Nous allons partir pour Paris ; je dirai tout ce que père a caché ; on nous croira peut-être ? Le mineur secoua la tête. — Non, dit-il, on ne vous croira pas, mais c’est votre devoir ; allez.
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LA MISÈRE
